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L’âme des guerriers de Alan Duff

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Cet ouvrage a été présenté et commenté par Valérie Krol à l’Atelier de Littérature de janvier 2022 dans le cycle consacré aux auteurs australiens et néo-zélandais. On trouvera ci-dessous cette présentation.

 Alan Duff est un écrivain néo-zélandais métis, né en 1950 de père blanc et de mère maorie. Après des débuts agités dans la vie où il a connu les maisons de redressement et la prison, il s’est mis à l’écriture. L’âme des guerriers est son premier roman, écrit en 1991 et publié en français en 1996.

Les maoris de Nouvelle-Zélande constituent environ 17% de la population. Ils sont venus de l’est de la Polynésie par vagues successives dans des pirogues en se dirigeant d’après la position des étoiles. Ils ont toujours été décrits comme un peuple belliqueux où existaient des conflits intertribaux, les vainqueurs réduisant les vaincus en esclavage. Eux-mêmes se considèrent comme des guerriers. Le haka de l’équipe nationale de rugby néo-zélandaise les All Blacks est une danse guerrière où revient à plusieurs reprises le mot kamaté, signifiant guerre. La qualité suprême aux yeux des Maoris est la virilité, les femmes n’ayant pas beaucoup voix au chapitre.

Le thème traité ici est l’acculturation des maoris vivant dans les quartiers défavorisés des villes, coupés de leur culture originelle mais n’ayant pas encore assimilé la culture occidentale importée par les Britanniques dès le  XIXe siècle, ce qui en fait, à quelques exceptions près, des déclassés ayant sombré dans un assistanat total vis-à-vis de l’État, avec les ravages que cela engendre et que l’auteur montre à travers les yeux d’une famille maorie composée d’un couple marié depuis 16 ans, Jake et Beth Heke, respectivement âgés de 36 et 34 ans,  et de leurs six enfants  : Nig 17 ans, Abe 15 ans, Boogie 14 ans, Grace 13 ans, Polly 10 ans et Huata 7 ans.

L’histoire se déroule en 1990 dans une cité HLM située dans une ville imaginaire, Two Lakes, la cité des Pins. Elle est composée de maisons mitoyennes à un étage, miteuses et toutes construites sur le même modèle et jouxte la propriété d’un riche fermier blanc, Trambert, cette proximité s’expliquant par le fait que c’est lui qui a vendu à la municipalité le terrain sur lequel a été bâtie la cité. Mais sa propriété en est séparée par un mur d’enceinte, une rangée d’arbres et des pâturages. D’autres lieux ont leur importance dans l’histoire : un pub, le Mac Clutchy, la maison des Heke et le village natal de Beth.

Beaucoup d’habitants de la cité sont au chômage et touchent une maigre allocation dispensée par l’État, vite dépensée principalement en bière et en nourriture – des plats tout prêts- les gens n’ayant même plus la volonté de cuisiner, pas plus que celle de gérer leur argent, argent que l’on rêve d’acquérir par des moyens chimériques tels que gagner au loto ou aux courses de chevaux. Aux vagues efforts de réfection des lieux par la municipalité n’a répondu que le vandalisme, entraînant une dégradation de plus en plus grande de la cité, où s’ennuient beaucoup d’enfants laissés à eux-mêmes par des parents démissionnaires.

Jake Heke a travaillé comme manœuvre pendant 14 ans. Beth aime son mari et ses enfants et a élevé ces derniers en leur inculquant des règles telles que la propreté. Elle va au supermarché et cuisine. Mais depuis 2 ans que Jake est au chômage pour absentéisme répété et qu’il touche une allocation, persuadé d’être gagnant dans cette transaction, il passe la plupart de son temps au pub et Beth, bien qu’à un moindre niveau, s’est laissé happer elle aussi par l’alcool. Cependant, cette femme revendique son nom de jeune fille – Ransfied – dès la première page du livre, signe qu’elle a gardé des liens avec le village où elle a été élevée, ce qui lui permet de comprendre que leurs conditions de vie misérables ne sont pas dues uniquement aux Blancs qui les ont dépossédé de leurs terres et sont aux commandes, mais aussi au manque de volonté des Maoris de s’en sortir  au milieu desquels elle vit.

Jake, dit Jake le musclé, bel homme de 1,90m est habité en permanence par des pulsions de violence qui se manifestent par un grincement de dents continu, surtout pendant son sommeil peuplé de rêves d’une violence qui confine à la démence. Il ne peut évacuer ces pulsions que dans des bagarres, terrain sur lequel il est à l’aise car Jake sait boxer et jusque là a toujours gagné, ce qui fait de lui l’homme le plus admiré de la cité, les habitants le considérant comme un champion, leur champion. Tout le renvoie à la violence, que ce soit dans les sports qu’il aime (la boxe et le rugby) dans les rapports de dominant qu’il a établis avec ses amis et ses enfants qui doivent l’aimer et le respecter sans discuter, ou avec sa femme à qui il impose parfois des relations sexuelles brutales où lui seul a le droit de prendre l’initiative, la battant ou l’humiliant si elle se rebiffe. Cependant, il se considère comme un bon époux car il remet à Beth la moitié de son allocation-chômage.

A tout ce qu’il ne comprend ou ne maîtrise pas, il n’oppose qu’une seule formule lapidaire : « j’les emmerde ».

L’endroit où Jake se sent le mieux est le pub le Mac Clutchy, car il y a imposé sa loi vis-à-vis des autres buveurs qui se bousculent tous pour lui offrir un verre. Il y a sa table attitrée, occupée par ses amis, des durs à son image et est salué par tout le monde, des fois en maori par les gens les plus âgés, ce qui le met mal à l’aise car il ne comprend pas cette langue. Cependant il accepte tous ces saluts qui flattent son ego. Jake considèrele Mac Clutchy comme son territoire et est prêt à en découdre avec quiconque oserait y empiéter, parfaitement sûr du soutien de ses amis. Même le chef des Brown Fists, le gang de la cité, Jimmy Mauvais Cheval, en est conscient et s’incline.

Jake se fait conduire au pub par un des ses amis, Dooly Jacobs, l’heureux possesseur d’une vieille voiture. Pourquoi heureux ? Parce que peu de gens de la cité ont les moyens de s’en offrir une. En réalité Jake ne veut pas prendre le bus, ce qui indiquerait qu’il n’a pas les moyens de se payer une voiture et préfère mettre l’accent sur le prestige que vaut à Dooly Jacobs sa fonction de chauffeur attitré.

Dès que l’on entre dans le pub, toujours bondé de personnes des deux sexes, l’on est d’abord assailli par le vacarme (musique du juke-box, jurons, bruits de disputes, hurlements aigus de femmes, fracas de verre brisé). Jake sent instinctivement ce que cette cacophonie a de déséquilibré mais s’y noie tout de suite pour plonger dans un ailleurs indéterminé qui lui permet d’échapper à son quotidien.

Puis ce sont les odeurs qui montent au nez (puanteur de corps mal lavés, de vêtements sales, de parfum bon marché, de fumée de cigarettes, de bière éventée répandue sur le plancher) sans parler de l’odeur des toilettes au fur et à mesure que se déroule la soirée.

Enfin vient le silence qui s’installe quand Mavis Tatana, une femme à la voix magnifique, habituée du Mac Clutchy, entonne des mélodies. Tout le monde est d’accord, Jake le premier, pour dire que Mavis aurait pu devenir chanteuse d’opéra si elle n’avait pas été victime de ce que les gens appellent la timidité maorie et qui n’est autre qu’un énorme complexe d’infériorité envers les blancs, les pakéhas. Pourtant, une autre femme maorie l’a fait : Kiri Te Kanawa (cantatrice née en 1944) dont les habitants de la cité sont fiers, mais qu’ils dénigrent en même temps et c’est là que l’on perçoit cette ambivalence envers les Maoris qui ont réussi car ces derniers les mettent face au gouffre entre les deux cultures que eux n’ont pas réussi à franchir.

A la fermeture du pub, les clients se font jeter dans la rue par les videurs du patron et certains d’entre eux vont s’acheter à manger chez les commerçants chinois dont ils se moquent car les chinois ne pensent qu’à travailler. Il ne vient pas à l’idée des Maoris que les chinois savent se projeter dans le futur pour s’assurer, à eux et à leurs enfants, un avenir meilleur. Les Chinois, eux, grugent les Maoris sans scrupule en les entourloupant sur la nourriture, surtout avec les clients les plus saouls, tout en restant parfaitement obséquieux.

Quant à Jake, il ramène ses compagnons de beuverie chez lui où la soûlographie continue, accompagnée de bruits de meubles renversés, de bagarres suivies de réconciliations, de chants et de danse. Beth, habituée à ces intrusions, a préparé de la nourriture et participe à ces fins de soirée, mais au fond elle n’éprouve que du mépris pour les amis de Jake en se remémorant les guerriers maoris d’autrefois. C’est pourquoi elle se rebelle quand son mari lui ordonne de cuisiner pour eux autre chose que ce qu’elle a préparé, ce qui lui vaut d’être tabassée.

Ces fins de soirées bruyantes et chaotiques ont un effet désastreux sur les enfants les plus jeunes. Nig et Abe ont leur propre chambre, décorée de posters de boxeurs et de karatékas, c’est-à-dire de lutteurs, signe qu’ils ont intégré la violence de Jake, Nig ayant même pour seule ambition d’entrer dans les gangs des Brown Fists, malgré la désapprobation de sa mère et l’hostilité ouverte de son père et l’on se doute qu’Abe, adolescent sournois et maussade, suivra bientôt ses traces.

Grace par contre est révulsée par ces bamboches à répétition. C’est une adolescente sage et responsable et elle tente de réconforter ses frères et sœur plus jeunes. Le refuge de Polly est sa poupée Doudouce, une poupée blonde aux yeux bleus qu’elle ne quitte presque jamais. Huata réagit en étant énurétique.

Quant à Boogie, il est méprisé par son père et ses frères aînés, car bien qu’aussi costaud qu’eux, c’est un adolescent sensible qui n’aime pas la violence, ce qui en fait un raté aux yeux des autres, ayant déjà eu maille à partir avec les autorités.

Justement le lendemain de cette soirée, Boogie doit se rendre au Tribunal pour Enfants et il y va avec Grace, leurs parents cuvant leur vin. Ce qui impressionne d’emblée Grace en entrant dans la salle d’audience est le silence qui y règne. Elle remarque aussi que si tous les magistrats sont blancs, la très grande majorité des adolescents convoqués sont des maoris, parfois accompagnés de leur mère, mais jamais de leur père.

Que reproche-t-on à Boogie ? Un absentéisme scolaire élevé et des larcins à répétition. En écoutant le discours moralisateur que le juge tient à Boogie, Grace mesure à quel point ces deux mondes, celui des Maoris et celui des pakéhas, se côtoient sans se connaître. La vraie raison du comportement de Boogie est qu’il a peur de se faire tabasser par les autres élèves parce qu’il n’est pas assez viril ou qu’il n’ose pas dire non aux voyous qui l’entraînent à commettre de mauvaises actions. Le juge décide de le confier au Service de la Protection de l’Enfance où il habitera en foyer, avec comme référent un fonctionnaire maori nommé Bennett.

A son réveil, Beth se rappelle que c’est ce jour-là que Boogie a été convoqué et se sent coupable de ne pas être à ses côtés, mais en voyant dans un miroir son visage amoché par les coups de Jake, se rend compte qu’elle n’aurait pas été présentable et sombre dans une dépression qui la pousse à se remettre à boire et à fumer, puis à danser seule sur une musique sentimentale, car les Maoris aiment chanter et danser. Par contre, Beth s’est fait la remarque quelque temps plus tôt qu’il n’y avait aucun livre chez elle, pas plus que chez les gens qu’elle connaît et a réalisé  que cette absence de livres les empêchent d’accéder à l’instruction.

Quand Grace revient seule du Tribunal, Beth comprend que Boogie leur est retiré. La mère et la fille, pourtant peu proches en temps ordinaire, essaient de se consoler mutuellement et Beth promet à une Grace sceptique que toute la famille ira bientôt rendre visite à Boogie.

Grace souhaite en apprendre plus sur ce monde des blancs dont elle a eu un aperçu au Tribunal. Le soir venu, elle se rend en catimini chez les Trambert après avoir réussi à franchir toutes les barrières et jette un coup d’œil par une porte-fenêtre brillamment éclairée. Un homme et une femme assis dans un salon richement meublé écoutent une personne qui joue du piano, puis la félicitent chaleureusement après la fin du morceau. Grace se rend alors compte que la pianiste n’est autre que leur fille, à peu près de son âge. Cette vision, qui est l’inverse de son quotidien (bien qu’elle soit sage, ce n’est pas pour autant que ses parents lui témoignent de l’attention) la bouleverse tellement qu’elle éclate en sanglots et s’enfuit en courant.

Pour regagner sa chambre, Grace est obligée de traverser la cuisine où se trouvent comme d’habitude Jake et ses compagnons de beuverie qui en profitent pour la tripoter au passage. Peu de temps après s’être couchée, elle sent la présence d’un homme saoul qui va la violer dans le noir. Grace souhaite désespérément appeler sa mère à l’aide, mais Beth dort dans sa chambre d’un profond sommeil d’ivrogne. Après le départ de son agresseur, l’adolescente se réfugie auprès du seul ami qu’elle a dans la cité, un gamin nommé Toot, complètement rejeté de la vie et de la maison de ses parents, alcooliques au dernier degré. Il s’est bricolé une habitation de fortune dans une épave de voiture et pour supporter son quotidien sniffe de la colle mais refuse catégoriquement que Grace en fasse autant. On comprend pourquoi Grace s’est réfugiée auprès de lui, tant leur amitié est pure et innocente.

Trois mois s’écoulent pendant lesquels Beth ne boit pas une seule goutte d’alcool et de ce fait, retrouve une certaine estime d’elle-même, concrétisée par un passage chez le coiffeur. Elle a tenu sa parole envers Grace en prévenant le foyer où se trouve Boogie que sa famille va non seulement lui rendre visite, mais passer la journée entière avec lui en l’emmenant pique-niquer au bord du lac. Avec l’argent économisé grâce à son abstinence – c’est là qu’elle prend conscience qu’être alcoolique coûte cher –  elle achète de la nourriture à profusion et loue pour la journée une grande et belle voiture. Cette journée est cruciale dans le déroulement du récit car elle est le pivot qui va changer la vie des  protagonistes. Commencée sous les meilleurs auspices (il fait un temps superbe et, à part Grace qui reste taciturne, tout le monde est détendu et de bonne humeur, Jake parce qu’il se donne l’illusion d’être le propriétaire de la voiture, Beth celle d’avoir un bon mari, les enfants celle d’avoir un bon père) la journée va être émaillée de plusieurs moments de tension qui conduiront à une révélation faite par Jake, et se terminera de manière tragique.

1er moment de tension : Jake, roulant devant la maison des Brown Fists, aperçoit Nig qui traîne devant et, bien que se sentant provoqué par son fils, réussit à se maîtriser et emmène sa famille au bord du lac où tous passent un bon moment.

2e moment de tension : Jake a retrouvé sa bonne humeur et propose de rouler à travers le quartier le plus résidentiel de la ville, mais il ne sait pas comment y aller et c’est Grace qui est obligée de lui indiquer le chemin, ce qu’elle fait sur un ton sous-entendant ce qu’elle pense de l’ignorance de son père. Jake, un moment déconcerté, décide que sa fille est plutôt futée et choisit d’en rire, au grand soulagement du reste de la famille.

3e moment de tension : à la vue des grandes maisons confortables entourées de jardins bien entretenus et surtout où sont garées, non pas une mais deux et parfois même trois voitures, Jake sent sa colère monter contre ces blancs qui ont tout et lui rien, mais là encore il retourne la situation à son avantage en se moquant des blancs, assez bêtes pour passer le week-end à tondre leur gazon.

Il prend un itinéraire qui leur fait traverser le village de Beth, où celle-ci a encore de la famille, et c’est à ce moment qu’il révèle à ses enfants qu’il descend d’une famille d’esclaves et que son enfance dans son propre village natal n’a été qu’une longue suite d’humiliations en raison du mépris que le reste de la tribu leur manifestait, à lui et aux siens. Beth est sidérée car en 16 ans de mariage, Jake ne lui en a jamais parlé.

Dès lors, le ton change. Les rires et les blagues sont forcés et quand Jake, repassant devant le Mac Clutchy, décide de s’y arrêter sous le prétexte d’y boire un seul verre, on comprend que la journée va mal se terminer. Ne le voyant pas revenir, Beth entre dans le pub pour essayer de le ramener vers la voiture, mais il est trop tard, Jake a replongé dans son monde habituel et Beth, baissant les bras, se met elle aussi à boire. Elle se rappelle cependant que les enfants attendent toujours dans la voiture et sort leur remettre un peu d’argent pour leur permettre de s’acheter à manger. La réprobation qu’ils lui manifestent lui semble injuste, car après tout c’est Jake qui a gâché la journée. Une fois qu’ils sont partis, elle apporte la nourriture du pique-nique dans le pub où Jake et ses amis se jettent dessus avec gloutonnerie, excepté Mavis Tatana qui ne participe pas à cette goinfrerie et dans les bras de laquelle Beth se réfugie pour pleurer.

Grace n’a pas réussi à parler à sa mère du viol qu’elle a subi et qui s’est répété à plusieurs reprises. Après la visite ratée à Boogie, laissant ses frères et sœur aller au cinéma, elle se rend de nouveau chez les Trambert pour les observer, perchée sur la branche d’un arbre de leur jardin, avec un désespoir croissant. Le soir venu, elle prend une corde et retourne se pendre à la branche d’arbre.

Jake et Beth, prévenus par la police, vont chercher le corps de leur fille pour le ramener chez eux. Ils reçoivent la visite de la parentèle de Beth, qui récupère le corps de Grace pour lui offrir des funérailles maories. Jake refuse d’aller à ce qu’il appelle des conneries folkloriques. Cette fois on comprend la raison de son refus puisqu’il assimile ces gens qui vivent encore selon les anciennes coutumes à ceux de son village. Il préfère se réfugier au Mac Clutchy où tous lui offrent leurs condoléances. Ebranlé par la mort de sa fille qu’il ne comprend pas, il demande à Dooly Jacobs s’il a été un père convenable et la réponse embarrassée de ce dernier le pousse à se saouler encore plus.

Beth assiste donc aux funérailles accompagnées uniquement de ses enfants, excepté Nig qui manque à l’appel. La longue cérémonie est psalmodiée par le chef du village, Te Tupaea. Une de ses tantes traduit à Beth ce qu’il dit et celle-ci est impressionnée par la dignité qui se dégage de cet homme. Boogie est venu avec son référent Bennett, qui lui a appris des chants rituels et quand il les entonne, Beth remarque avec fierté combien son fils a l’air d’être libéré d’un poids.

Après la cérémonie vient l’enterrement. Mavis Tatana a pris un taxi pour s’y rendre et, à la demande de Beth, entonne des hymnes funéraires en maori. Trambert assiste aussi à l’enterrement par décence, Grace s’étant pendu dans sa propriété et, après un premier moment de malaise au contact de ce peuple dont il ne connaît pas les usages, ne peut s’empêcher d’être bouleversé par la qualité de ces hymnes. Même Toot a trouvé le chemin du village et, une fois que tout le monde est parti, dépose sur la tombe de Grace une fleur cueillie en chemin.

A son retour à la cité des Pins, Beth trouve sa maison envahie par les habituels piliers de bar qui entourent Jake. Prise de fureur, elle les chasse et agit de même avec son mari qui, déstabilisé depuis le suicide de sa fille, préfère s’exécuter et va dormir chez Dooly Jacobs.

La police remet le lendemain à Beth une lettre laissée par Grace, décrivant la sensation de souillure qu’elle a ressentie depuis qu’elle a été violée et soupçonnant son père d’en être l’auteur. Après le choc de cette révélation et ayant surmonté une forte envie de boire, Beth attend le retour de Jake du pub accompagné de sa troupe et le dénonce publiquement devant tout le monde. Au moment où Jake outragé s’apprête à la battre, un homme nommé Sonny Boy Jacobs s’interpose et, après s’être assuré de la véracité des dires de Beth, assène à Jake un violent coup de poing dans le ventre qui laisse ce dernier sans force.

Jake, chassé de chez lui, arpente les rues en ruminant sur ce qui s’est passé. Ce qui le tracasse le plus d’abord est d’avoir été mis KO par Sonny Boy, puis le mépris que tous les habitants de la cité, y compris les Brown Fists, lui témoignent le plonge dans une profonde douleur qui n’est autre que la résurgence de sa douleur d’enfant esclave. Enfin, l’accusation de Beth l’obsède car il n’arrive pas à s’imaginer accomplissant un tel acte sur sa fille, mais au souvenir des rêves déments qui hantent ses nuits, le doute s’insinue en lui.

Dès lors, Jake devient un proscrit. Il n’a plus de maison, ne touche plus que la moitié de son allocation, plus personne ne veut lui prêter de l’argent car il ne le rend pas, sa tentative de travailler comme videur au Mac Clutchy tourne court car, au lieu de séparer les ivrognes qui se battent, il les tabasse.

Il a pris conscience de sa déchéance physique causée par l’alcool en sentant avec gêne l’odeur nauséabonde qu’il dégage lorsqu’il utilise les toilettes des quelques rares personnes qui consentent encore à l’héberger. Mais même ces hébergements ont une fin.

Il se clochardise et prend l’habitude de dormir dans un jardin public où il s’est construit un abri sommaire. Ce dénuement lui fait penser avec regret à Beth et à leur maison, puis les larmes lui viennent aux yeux quand il évoque ses enfants. Sa solitude devient telle qu’il aborde un soir un garçon rejeté par une bande d’adolescents errants croisés lors de ses pérégrinations à travers les rues. Mû par un sentiment paternel, il le recueille et lui fait partager son abri, après avoir vaincu la méfiance du garçon par des paroles, car ce n’est plus Jake le champion qui s’exprime, mais un homme blessé. A partir de ce moment, ses rêves perdent leur caractère dément et ne sont plus que des rêves de violence ordinaire.

Beth a décidé de proposer de la nourriture aux enfants de la cité laissés à eux-mêmes, puis de les éduquer et enfin de leur apprendre à travailler de leurs mains. Peu à peu elle s’organise pour récolter de l’argent, puis pour trouver un travail afin de parvenir à son but. Son mot d’ordre devient « prenez-vous en charge ». Elle demande à Mavis Tatana d’apprendre à chanter en maori aux habitants de la cité. Trambert participe à cet effort collectif en offrant un terrain qui servira de terrain de rugby aux jeunes de la cité. Surtout Beth a le soutien des gens de son village et le chef Te Tupaea prend l’habitude de venir haranguer les habitants de la cité chaque samedi pendant six semaines, leur disant que l’alcool est en train de les anéantir et que la seule façon qu’ils ont de s’en sortir est de travailler. Pour les stimuler, il leur enseigne des hakas, leur parle des mokos, ces tatouages que les anciens maoris arboraient pour signaler leur statut de guerrier. Son charisme est tel que son auditoire est décontenancé le jour où il ne paraît pas. Beth reprend alors le flambeau en se mettant à les haranguer à son tour,  puis à chanter et sait qu’elle a fait avancer les mentalités quand une voix, puis plusieurs se joignent à la sienne.

Qu’est-il advenu de Nig ? Il a passé avec succès la 1ère épreuve pour faire partie du gang, à savoir gagner  un combat contre un autre candidat. Mais quand il fait part à leur chef de son désir de se rendre à l’enterrement de sa sœur, il s’entend répliquer que sa seule famille désormais est le gang. Rien ni personne d’autre n’existe et il doit accepter leur mode de vie dont la seule valeur est la haine qui pervertit tous leurs comportements.

« De méchants salopards » tel est le terme utilisé par les habitants de la cité pour désigner les Brown Fists.  Nig va l’apprendre trop tard à ses dépens. Ce qu’il prenait pour une exaltation suprême de la virilité n’est que de la brutalité poussée à l’extrême. Après avoir participé comme homme de main à une expédition punitive pour le compte d’un blanc envers des clients maoris mauvais payeurs, expédition qui s’est traduite par l’entrée en force dans leur maison, de la saccager, de tabasser ses habitants, hommes femmes ou enfants sans distinction et de s’acharner sur eux même quand ils sont à terre, Nig comprend que si les tatouages arborés par les membres du gang sont les mêmes que ceux des anciens guerriers maoris, ils n’en n’ont pas l’âme. Ils ne sont que de vulgaires mercenaires au service du plus offrant et il rechigne à se comporter comme eux, à la grande fureur de Jimmy Mauvais Cheval qui décide de se débarrasser de lui en l’envoyant avec deux autres candidats affronter le gang rival des Black Hawks au grand complet, sachant que le combat sera perdu d’avance. Nig en revient blessé à la cuisse par un coup de couteau dont il décédera, atteint par la gangrène, la blessure s’étant infectée.

Les Brown Fists l’enterrent comme l’exige leur code, mais cèdent rapidement la place aux habitants de la cité venus en masse à la tête desquels figurent Te Tupaea, Beth et Mavis Tatana, ainsi que la famille Trambert.

Quelqu’un d’autre est venu assister en cachette à l’enterrement de Nig. C’est Jake, accompagné du garçon qu’il a recueilli et ses larmes peuvent enfin couler sans honte pour pleurer la mort de son fils, ce jeune guerrier que lui-même avait toujours rêvé d’être.

Valérie Krol  Février 2022

Alan Duff