Le roman commence par la fin ou quelques heures avant la fin, au moment de la crise la plus aiguë de l’histoire : Jack Luxton, seul dans sa chambre, un fusil posé sur son lit, attend sa femme Ellie, partie peut-être définitivement. De la fenêtre, derrière le rideau de pluie d’un jour d’hiver, il voit les 32 caravanes du camping dont l’acquisition sur l’île de Wight, a changé sa vie et celle d’Ellie.
Pendant ces quelques heures d’attente, suspendues, Jack se livre à l’évocation des souvenirs douloureux qui l’ont mené jusqu’à ce moment de leur vie. Le roman se mord ainsi la queue, l’univers clos révélant l’inéluctable tragédie de deux destins, à laquelle ils ont tenté d’échapper pour réaliser un rêve de liberté.
Le roman commence par le mot « Folie » ; évidemment la folie est partout, incarnée physiquement et symboliquement par la crise dite de la « vache folle » ; car les personnages, paysans du Devon, sont étroitement liés à la terre, à la possession de la terre que leurs pères préservent et selon la tradition veulent transmettre intacte aux héritiers qu’ils considèrent les plus aptes à la servir.
La lente agonie vers la ruine de cet espoir des pères, est ponctuée de drames significatifs, liés à cette folie du sort et des êtres : la crise de la « vache folle », le départ de la mère d’Ellie, la mort de la mère de Jack, le suicide du père de Jack, l’engagement dans l’armée du jeune frère de Jack, Tom, dont on aurait pu espérer que les talents auraient changé le destin.
L’évocation réaliste des faits est très poignante ; elle se fait parfois à travers des intermédiaires, qui en accentuent la cruauté ; ainsi la destruction des cadavres de « vaches folles » condamnées est vue par Jack et Tom, les deux frères, à la télévision. La brutalité de l’image les choque sans qu’ils se doutent que bientôt ce sera leur tour.
L’accumulation des événements tragiques a pour conséquence la solitude des deux pères respectifs, leur état d’abandon qui ne peut mener qu’à la déchéance ou à la mort.
La condition des femmes n’est pas meilleure ; la génération des mères fuit ou meurt, de solitude, de travail et d’incompréhension… Ellie, la seule fille, est comme Jack, esclave de son père. Il y a même une complicité des pères à laisser se rencontrer les deux jeunes gens, à faire semblant d’ignorer leur liaison afin que les deux personnes encore capables d’assurer les taches traditionnelles des fermes, restent à leur disposition. Jack en ce sens, est le plus éprouvé car il tient à la terre, c’est un paysan, il accepte l’autorité du père, la volonté de fuite du frère.
Mais aussitôt après la disparition des pères, Ellie, la plus déterminée, convainc Jack de tout vendre, de se marier, et de refaire leur vie ailleurs ; sur l’île de Wight où elle vient d’hériter d’un camping de caravanes ayant appartenu au dernier compagnon de sa mère. Pendant quelques années, l’exploitation de ce camping leur apporte confort, bonheur, et reconnaissance sociale. (Le mot « caravane » par allusion à un voyage effectué dans son enfance, par Jack à la mer, avec sa mère et son frère, est un symbole de délivrance, de liberté.). L’incarnation du rêve se manifeste par des vacances aux Caraïbes où l’on peut se payer du champagne, faire du parachute de mer, qui fait de Jack un « héros » ! « Vivre un peu » se réjouit Ellie.
Mais le lecteur mesure le dérisoire de la situation, l’insouciance des protagonistes, leur égoïsme, alors que Tom, le jeune frère de Jack se bat en Irak.
Précisément, ce Tom que tout le monde a oublié, on lui a écrit deux lettres brèves, restées sans réponse, la dernière pour lui annoncer la mort du père…Et on ne s’est plus inquiété de lui.
Mais c’est là que le destin se rappelle aux deux époux, cet hiver-là, une lettre officielle annonce la mort de Tom en opération militaire. Cet événement ramène Jack à son passé, à ses attaches terriennes, à la tendresse éprouvée pour sa mère, son jeune frère ; troublé par la mort de celui-ci et les contraintes qu’impose la cérémonie officielle de l’enterrement, la mise en terre dans leur Devon natal, il envisage qu’Ellie l’accompagne.
Mais une fracture se produit au moment où il prononce la phrase : « Nous ferions mieux d’annuler Sainte Lucie », c’est-à-dire le voyage aux Caraïbes. Pour Ellie, ce voyage qui doit avoir lieu dans plusieurs mois, représente la rupture définitive avec son passé.
Il a y eu pour le couple, un moment d’exaltation, d’espoir de tout changer dans cette vie bien rangée d’esclaves qui avait été la leur ; le départ de Tom, la mort des parents, la vente des fermes, l’installation sur l’île de Wight, la réussite professionnelle sont un chemin de vie plein de promesses dont les vacances sont le symbole. Elie ressent comme une régression ce refus de vacances aux Caraïbes.
La fracture qui apparaît à l’occasion de la mort de Tom, est plus ancienne, a des racines plus lointaines qu’il y paraissait jusqu’alors, mais chacun évitait de les voir. Elle tient au fait que toutes les décisions ont été prises par Ellie, et consenties par Jack. Jack est resté un paysan attaché à ses racines, et Ellie, décidée à s’en détacher coûte que coûte.
Dans tout ce qui va être dit à partir de ce moment-là, s’exprime une abominable cruauté, symbolisée par la phrase d’Ellie : « Ma foi, dieu merci, cela est arrivé hors saison »…Tout-à-coup les deux protagonistes se découvrent tels qu’ils sont : soupçonneux, égoïstes.
Mais plus grave encore, plus dramatique, le doute s’installe en eux et chez le lecteur. N’a–t-on pas affaire à des criminels ? Car la mort des deux pères, tombée à pic pour les délivrer, fut-elle naturelle ?
L’accusation portée dans la colère et le ressentiment, par l’un et par l’autre, est si horrible, si soudaine que malgré la réconciliation finale des deux personnages, malgré la description émouvante que Jack avait faite du suicide de son père, qu’on n’a pas mise en doute jusqu’ici, cette accusation, crée un malaise dont le lecteur ne se départira pas. La réconciliation elle même pourrait être une preuve de leur complicité tacite.
Finalement le roman est conçu comme un roman policier, par la forme qui retarde la vraie fin, par l’apparition de soupçons, troublants, même s’il n’y a pas de preuves ou qu’elles sont discutables ; mais l’ambiguïté du récit, celle des caractères, des décisions, des accusations…pourraient être comme des indices de culpabilité. La question reste ouverte, au lecteur de se faire une opinion. C’est là encore une des originalités du roman
A. Vannucci
Folio Gallimard 2015 – 8€20