« Familles, je vous hais ! » proclamait André Gide en 1897 dans son célèbre texte « Les nourritures terrestres ».
L’on n’en est pas encore à ce degré de révolte dans le roman d’Anita Desai, « Le jeûne et le festin » qui met en scène une famille de la bourgeoisie indienne vivant dans une ville de province située au bord du Gange.
C’est qu’en Inde la famille est une institution sacrée où il n’est pas envisageable pour les enfants de remettre en question l’autorité parentale même si celle-ci a des conséquences désastreuses sur leur vie. Leur avenir semble tout tracé. Les filles doivent être mariées au meilleur parti possible, choix incombant aux parents, et si le mariage s’avère être malheureux, tant pis pour la mariée qui doit subir son sort sans se plaindre. Des fils, l’on attend qu’ils répètent – en mieux – l’itinéraire professionnel de leur père.
C’est ainsi qu’Uma, laide et simple d’esprit, ne trouvant pas de mari, est condamnée à rester chez ses parents – un père austère, peu communicatif et une mère faisant bloc avec son mari – auxquels elle va servir de bonne à tout faire.
Le sort de sa sœur cadette Aruna est l’exact opposé. Ayant la chance d’être jolie, et de plus calculatrice, elle fait un bon mariage qui lui permet d’aller vivre à Bombay loin de sa famille, qu’elle va négliger de plus en plus au fil des années.
Arun, le seul fils, source de fierté pour ses parents, est soumis à une vigilance de tous les instants de leur part tant en ce qui concerne son alimentation que son instruction. Son père ayant décrété qu’il doit faire des études à l’étranger, il est inscrit à l’université du Massachussetts et va vivre là-bas un choc culturel assez rude au cours d’un été passé au sein d’une famille américaine dont le mode de vie est diamétralement opposé à celui qu’il connaît.
Dans tous ces parcours de vie, la question est la suivante : qui va jeûner et qui va festoyer ? Et les mieux lotis ne sont pas forcément ceux qu’on croit.
Uma, qui s’est résignée à une vie morne, apprécie avec une joie d’enfant chaque petit instant de plaisir qui lui est accordé. C’est qu’Uma est quelqu’un d’aimant et son plaisir vient de ce qu’elle le partage avec des gens pour qui elle a de l’affection. Ses nourritures sont aussi bien matérielles (la dégustation d’une glace partagée avec une voisine bienveillante ou d’un repas au restaurant où l’a emmené son cousin) que spirituelles (un séjour dans un ashram où elle a accompagné sa tante, qui lui procure un moment d’évasion loin de ses parents, un bain dans le Gange qui la débarrasse de ses crises d’épilepsie).
A contrario, Aruna, confite dans son égoïsme de privilégiée, est en proie à une insatisfaction permanente peut-être générée par la naissance de son frère qui l’a éclipsée jusqu’à lui voler son prénom.
Pour Arun, la nourriture est un moyen de rébellion. Au grand dam de ses parents, il devient végétarien.
Geste fort dans un pays où la nourriture joue un rôle essentiel dans la cohésion de la famille. Volontiers partagée avec les personnes que l’on apprécie (la tante veuve qui va de pèlerinage en pèlerinage à travers l’Inde, apportant des nouvelles des différents membres de la famille éparpillés aux quatre coins du pays et ayant de ce fait un rôle fédérateur) la nourriture est plus chichement accordée à ceux pour lesquels on a peu de considération (le cousin noceur qui, à force d’être accueilli à contrecœur, finira par se faire ermite).
C’est aussi un marqueur social qui souligne le degré d’aisance de la famille avec la préparation de mets recherchés offerts aux prétendants des filles à marier, ou l’organisation de repas somptueux lors de la célébration des mariages eux-mêmes.
Certes, la nourriture peut être source de dissensions et de rivalités : qui proposera le meilleur menu ? Qui saura le mieux préparer telle ou telle pâtisserie ? Mais enfin elle apporte du réconfort dans les périodes de deuils ou de séparations.
Cette nourriture considérée comme un élément sacré en Inde devient le symbole du malaise qui règne dans la famille américaine où séjourne Arun. Contrairement à la famille du jeune homme, qui décide de tout pour ses enfants, la famille Patton n’a aucune prise sur les siens. La viande cuite au barbecue par Mr Patton dans un effort désespéré de recomposition de la cellule familiale n’est consommée par personne d’autre que lui, sa femme ayant décidé de devenir végétarienne à l’instar d’Arun, Rod le fils aîné faisant du jogging à cette-heure-là et sa sœur Mélanie, en pleine révolte adolescente, préférant se bourrer de cacahuètes devant la télévision.
Nourriture qui est révélatrice d’une société de consommation vide de sens. Achetée au supermarché en quantités beaucoup trop importantes par Mrs Patton qui n’en utilise qu’une partie, insouciante du gaspillage produit – ce qui ne peut qu’être choquant aux yeux d’un Indien – elle est mal utilisée, mal cuisinée, reflétant la méconnaissance des Américains pour les autres cultures que la leur. Elle s’avère être en dernier lieu un vecteur de pathologie puisque Mélanie sera hospitalisée en raison de sévères crises de boulimie.
Dans ce chaos, Arun arrivera-t-il à se situer, entre le jeûne et le festin ?
L’on peut en tout cas assurer au lecteur qu’il trouvera à boire et à manger dans ce roman foisonnant d’esprit, d’humour et de tendresse, où l’auteur manifeste une réelle empathie pour ses personnages tous profondément humains, en particulier le personnage-clé d’Uma.
Folio Gallimard 2002 – 342 pages – 8,20 €