Un Roman Picaresque
Le roman commence par la petite phrase très drôle, annonciatrice non pas de la naissance, mais de la conception à minuit exactement, un jour de l’année 1951, de « Ruby »: « ça y est, j’existe ! »
Dès cet instant précis, notre héroïne, encore dans le ventre de sa mère, commente avec humour et cruauté, les événements de la vie familiale, souligne les travers et les rêves de ses parents, George et Bunty, petits commerçants d’animaux de compagnie, et découvre avec réalisme leur environnement et leur histoire passée.
A partir de sa naissance, usant d’un langage adulte qui accentue le caractère satirique de ses observations, elle s’attache à explorer la chronique familiale complexe, non pas de façon chronologique mais au contraire dans une sorte de désordre apparent, qui confère au roman un rythme, une accélération ou une décélération déconcertantes et drôles. Les têtes de chapitres consacrés à l’exposé de la saga familiale s’intitulent : Annexe1, Annexe2…Le titre « Chapitre » étant réservé aux séquences qui la concernent en propre. L’accumulation des personnages précisément annexes, fait aussi partie du genre picaresque ; s’y joint l’accumulation des morts, des disparitions mystérieuses définitives ou provisoires… L’auteur mêle aux drames ou aux joies intimes les vicissitudes de l’Histoire, sans établir de hiérarchie : Première guerre mondiale, Seconde Guerre Mondiale, Couronnement de la Reine Elisabeth, Coupe du monde de football Allemagne-Angleterre, qui interfèrent de façon tragique ou de façon comique, sur la vie des personnages.
C’est un roman picaresque moderne à la fois réjouissant et grave.
Pourquoi picaresque, genre littéraire apparu dans la littérature européenne surtout au XVIIIème siècle ?
– Parce qu’il en a toutes les caractéristiques :
1/ le roman est écrit à la première personne, mais on s’aperçoit très vite qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie, l’héroïne ne se limite pas qu’à ses propres aventures ; elle apparaît dans une double perspective comme acteur et comme auteur. Comme acteur, dès la première page, c’est d’abord d’elle qu’elle parle et elle continuera à parler d’elle jusqu’à la fin. Comme auteur, en particulier concernant les personnes liées à sa généalogie, elle se situe dans le temps présent et raconte la vie de ses ancêtres et de ses collatéraux du début à la fin, dévoilant même leur futur et le dénouement de leur histoire.
2/ L’héroïne est déconsidérée par sa famille ; elle a commis un acte grave dans sa prime enfance dont elle ne se souvient pas, et dont elle a été injustement tenue pour responsable. Elle sent qu’elle est la mal aimée ; sa vie se passe donc à tenter de se racheter aux yeux de ses parents.
Mais comme dans tout roman picaresque, malgré ses efforts, l’auteur n’améliore pas sa condition. Elle reste ce qu’elle était au début du roman : elle dit, au moment de sa naissance lorsqu’elle reçoit son patronyme de la bouche de sa mère. « Je suis une pierre précieuse. Je suis une goutte de sang. Je suis Ruby Lennox ». Elle répètera cette phrase qui résume tout, à la fin du livre, ajoutant seulement, « je suis vivante », notion éminemment picaresque.
Par ce fait de l’immuabilité du caractère du personnage, le roman reste ouvert, l’héroïne pourrait encore nous donner à vivre de nouvelles aventures…
3/ Enfin, le roman picaresque est essentiellement une satire des mœurs ; malgré le rire, le caractère grotesque de certains personnages ou de certaines situations, l’accumulation des aventures pittoresques, il développe une intention satirique et une idéologie pessimiste et moralisante.
Les descriptions des personnages, des caractères, des situations, sont évidemment réalistes, jamais idéalisées, toujours présentées avec une certaine ironie ou une certaine désillusion.
Le protagoniste est confronté à diverses circonstances révélatrices de la condition humaine : l’indifférence grondeuse de sa mère, l’ivrognerie et les mensonges de son père. Il assiste en spectateur privilégié et naïf, à toutes les situations psychologiques imaginables : égoïsme, hypocrisie, colère, tromperie, trahison, lâcheté…
Un pessimisme profond se dégage de l’ensemble, les personnages les
plus vertueux sont condamnés : Albert, l’Ange blond aux yeux de myosotis, le plus aimé, le plus doux, le plus tolérant, doit mourir ; Alice, la femme délicate et tendre, enfuie pour échapper à la médiocrité, remplie du rêve d’une autre vie, est condamnée à un destin sinistre et ne retrouvera pas ses enfants, tandis que survivent heureux d’un bonheur stupide mais triomphant, les braillards, les ivrognes, les méchants, les lâches.
Cependant l’héroïne, malgré le temps qui est passé, la dernière fois qu’elle revient sur les lieux transformés de son enfance, retrouvant les rêves et les fantômes d’autrefois, dans sa naïve mais lucide espérance d’un monde meilleur, révèle avec une sereine certitude, son appartenance à l’ Histoire, certaine d’en saisir l’unité à travers son modeste destin.
C’est là qu’elle entend comme autrefois, le murmure Celte, Latin, Viking, Saxon, Franco-Normand de toutes ces peuplades anciennes qui firent l’histoire de ce pays et y ont laissé leurs traces.
« Le passé est un placard plein de lumière et tout ce que l’on a à faire, c’est trouver la clé qui en ouvre la porte »….
« Le passé c’est ce qu’on emporte avec soi »
Le Livre de Poche 7€90