Peter ACKROYD
« Trois frères »
Editions Philippe Rey 2015 285 p. 19€
Peter Ackroyd est principalement connu en France pour deux biographies. L’une consacrée à Charles Dickens et l’autre à la capitale britannique. Il n’est donc pas étonnant que l’on retrouve tant le célèbre écrivain victorien que Londres au cœur de ce roman. Ils en sont comme les deux figures tutélaires.
Le premier paragraphe du roman donne le ton général de l’intrigue :
« Dans la commune de Camden, au nord de Londres, en plein milieu du siècle dernier, vivaient trois frères : trois jeunes garçons, nés à un an d’intervalle. Ils partageaient un point commun remarquable : tous trois étaient nés à la même heure, le même jour du même mois – pour être précis, à midi, le 8 mai. La probabilité était faible, quasi inconcevable. Et pourtant, il en allait ainsi »
Le roman nous invite à suivre la vie de ces trois jeunes gens : Harry, Daniel et Sam le plus jeune. Au fils des années, les trois garçons se perdent de vue, chacun suivant son destin particulier
Trois destins très différents qui vont rapidement diverger tant les caractères sont différents. Les deux plus grands, malgré leurs origines familiales modestes, vont connaître une ascension sociale brillante : Harry à la tête d’un grand journal londonien, Daniel à l’université de Cambridge. Dans ces milieux les deux vont s’endurcir mais aussi plus tragiquement y perdre leur âme.
La description de ces deux univers, presse et université, donne à l’auteur l’occasion d’en faire des portraits féroces qui les feraient fuir à tout aspirant journaliste ou universitaire. Ce ne sont que mesquineries, bassesses, petitesses, mensonges et corruptions. Cette peinture du Londres de l’après-guerre est sans concession. Mais n’est-elle pas aussi celle du Londres d’aujourd’hui ?
Grimper l’échelle sociale apporte des avantages matériels mais cette ascension peut conduire au gouffre et à la déchéance. C’est ce qui va arriver aux deux frères. Le troisième, Sam, rêveur et visionnaire, échappera, lui, à ce destin sans doute parce que dès le départ, son caractère en marge le menait à d’autres expériences.
Dans ce Londres immense, les trois frères auront pourtant l’occasion de se retrouver, Peter Ackroyd multipliant dans son intrigue les coïncidences. Le parti pris est ici délibéré et à travers un livre sur Londres que Daniel écrit, il commente :
« L’un des thèmes de son livre était les schémas d’association qui liaient entre eux les habitants de la ville ; dans les romans londoniens, il avait découvert la préoccupation de leurs auteurs pour l’image de la capitale britannique comme un réseau tellement dense et resserré que le moindre mouvement de l’élément le plus infime envoyait des ondes de réverbération dans tout l’ensemble. Une rencontre, fruit du plus pur des hasards, pouvait avoir des répercussions terribles, alors qu’un mot mal compris était susceptible de générer une incroyable bonne fortune. Une réponse impromptue à une question posée à l’improviste pouvait provoquer la mort ».
Londres comme un immense carrefour de coïncidences. Le parallèle avec Dickens ici s’impose. Le grand maître de la littérature victorienne en avait fait l’une des caractéristiques de son œuvre. Pas étonnant donc que son biographe la reprenne à son compte, cette fois encore par l’intermédiaire de Daniel l’universitaire :
« Dans la plupart des romans de Dickens, Londres devient une sorte d’univers carcéral où tous les personnages sont menottés aux murs. Si ce n’est pas une cellule, c’est un labyrinthe dans lequel rares sont ceux qui parviennent à retrouver leur chemin. Tous alors sont des âmes errantes ».
Les personnages du roman de Peter Ackroyd seraient-ils eux aussi des «âmes errantes » perdues dans un labyrinthe ? Probablement, offrant ainsi une intéressante clef de lecture à un roman ambitieux et ambigu.
Bernard Sasso Juin 2015